• Quelque part d’autre

    Par Joseph Lemonde-V.

     

    «Je n’ai pas de pays et, au fond, pas non plus de langue. Rien que cette ardeur du cœur qui veut franchir toutes les frontières[1]»

     

    Mai 1940, l’étau du nazisme se resserre sur les familles juives de l’Allemagne. Nelly Sachs, alors âgée de 49 ans, fuit Berlin avec sa vieille mère par avion et trouve asile à Stockholm, en Suède. Ainsi déracinée de sa famille et de son pays, elle consacra dès lors sa prose aux siens qu’elle a perdus et qu’elle regrette amèrement, tous ou presque avalés par la démence antisémite. Les trente dernières années de sa vie, elle écrira pour tous ceux qui, comme elle, se retrouvaient démunis, nus devant un monde qui les dégoûte. Nelly n’a plus de pays, plus d’identité, plus de langue. Elle est désormais «l’âme perdue[2]», insignifiante, dépassée, en perdition sur cette «Terre, larme parmi les astres […][3]». Voici l’exil examiné à travers les œuvres phares de la poète juive-allemande du XXe siècleNelly Sachs.

     

    De 1943 à 1945, Nelly Sachs sombre dans un pessimisme destructeur qui la fera modifier du tout au tout son écriture et sa langue poétique. Avec une œuvre majeure telle qu’Épitaphes inscrites dans les airs (Grabschriften in die Luft geschrieben 1943-1947), la poète rompt définitivement avec l’Allemagne, le bourreau qui éradiqua tout de ses racines. Dans ce recueil, ce sont les drames de la Shoah qu’elle illustre par sa prose poignante. En 1946, après le ravage de la Seconde Guerre mondiale, après avoir échappé in extremis à la déportation, aux camps de concentration et à la misère, elle prend conscience qu’elle devrait, elle aussi, être morte. Les remords, alors, la rongent et la nostalgie l’accable. Elle compose le cycle Chœur après minuit (Chöre nach der Mitternacht 1946), sorte de produit cathartique qui apparaît dans le recueil intitulé Dans les demeures de la mort. Alors, survivante hébétée, le sentiment de culpabilité l’afflige, elle avait tout perdu, absolument tout.

     

     

    Chœur des Migrants[4]

    Nous Les Migrants

    Nos chemins nous les trainons derrière nous comme des bagages –

    Vêtus

    D’un lambeau du pays où nous faisions halte –

    Puisant notre nourriture

    Dans l’écuelle de la langue apprise au milieu des larmes.

     

    […]

    Ô nous les migrants,

    Vers rampant pour des souliers à venir,

    Notre mort tel un seuil sera posée

    Devant vos portes verrouillées!

     

     

    Ce poème se veut le reflet de la tristesse de Nelly Sachs. Sans pays, sans espoir, comme si le Migrant se dirige vers le néant de sa propre perte. Hébété, ahuri, et surtout effroyablement seul. Le Migrant erre, démuni : «Vers rampant pour des souliers à venir». Au final, celui qui migre par nécessité, pour survivre, n’a plus de maison et plus de famille, il meurt anonyme comme il a vécu.

     

    L’incompréhension laisse la place à la résignation. Une abdication douloureuse qui lui vaudra plusieurs visites à l’hôpital psychiatrique. C’est durant ces séjours qu’elle écrira fiévreusement toutes sortes d’interrogations existentielles dont elle s’évertuera à chercher des réponses universellement insondables. Où va-t-on après? Pourquoi je vis? Qu’est-ce qui me dit que je suis moi? Autant de questions qui demeuraient évidemment sans réponses et qui l’obsédaient. Elle écrira entre autres, un peu après la mort de sa mère en 1950, le cycle En défaillance derrière la paupière (In Ohnmacht hinterm Augenlid 1953).

     

    Lapidée[5]

    Lapidée par la nuit,

    Le sommeil m’enleva

    Loin en exode

     

    Lignes-frontières

    La naissance

    Jadis tirée le long de ma peau

    Éteignit la mort

    D’une main de musique

     

    L’amour délivré

    Inscrivit son signe stellaire

    Au fond de la liberté

     

    Comme en apnée dans son sommeil, Nelly nage en plein désastre. «Le sommeil m’enleva/Loin en exode» fait selon toute vraisemblance allusion à l’irréalité de sa situation, au cauchemar dans lequel elle se voit s’éteindre, exténuée par l’adversité. Comme sans cesse persécutée par sa condition, «Lignes-frontières/La naissance/[…]/Éteignit la mort» elle est aussi, jour après jour, inévitablement replongée dans le néant que son exil lui inspire. Plus de frontière et plus d’horizon, la mort est subordonnée à la naissance, mais à quoi bon vivre? Point d’espoir; liberté futile. D’où, sans aucun doute, la cruauté du titre.

     

    En 1956, Sachs écrit un bref texte autobiographique qui illustre la crainte continuelle et les dangers quotidiens qu’elle avait vécus durant ses dernières années à Berlin : Vie sous la menace (Leben unter Bedrohung 1956). Dès 1958, alors âgée de 67 ans, elle se lance dans la rédaction d’Exode et métamorphose (Flucht und Verwandlung 1958-1959), à la fois mélancolique et  humiliée à l’idée d’avoir été bannie de chez elle, de la terre de ses ancêtres. Elle exploitera dans ce recueil le thème du déracinement et de la nostalgie.

     

    Bannis[6] 

    Bannis

    De leurs demeures,

     Des êtres fouettés par les vents,

    Portant l’artère de mort derrière l’oreille,

    Abattent le soleil

     

    Jetés hors des coutumes perdues

    Suivant le cours des eaux,

    Garde-fou de la mort en pleurs,

    […]

    Rongé dans le sel du martyre

    Leur corps devient lancinant.

     

     

    L’aspect tragique de ce poème est accentué par un champ lexical qui est analogue à la misère. Ce poème, comme une longue plainte lyrique, est aussi le témoignage d’une rescapée. «Bannis», «fouettés», «mort», «abattent», «jetés», «pleurs», «rongé», «martyr» et «lancinant», tous ces mots font allusion, assez explicitement d’ailleurs, à l’accablement qui guette la poète alors qu’elle se remémore son passé… La nostalgie semble la porter vers un monde sans visage, sans couleur et sans nom. Nouvel exode, vers le néant cette fois-ci. Exode intérieur, en quelque sorte, son écriture noue avec la souffrance, s’incarne alors une toute nouvelle poète. Métamorphosée par son égarement, par la distance qui la sépare du monde qui l’a tant désillusionnée, elle écrit sa perte, ainsi que celle de tous les bannis.

     

     

     

    La guerre a créé un vide. Un abîme. Avec ses poèmes cathartiques, elle illustre la vacuité dans laquelle l’anéantissement de ses racines la plonge. Elle donne une voix aux malheurs des juifs. Route vers le néant de toute poussière (Fahrt ins Staublose 1961) ainsi qu’Énigmes en feu (Glühende Rätsel 1963-1966) seront ses derniers mémoires, alors qu’elle se questionne sur sa place sur Terre, convaincue qu’elle n’appartient plus à aucune terre. Elle décède à Stockholm le 12 mai 1970. En 1971, ses derniers poèmes paraissent en un même recueil, Partage toi, nuit! (Teile dich Nacht 1962-1970)

     

     

    Tu as tes bagages de fugitif déjà[7]

     

    Tu as tes bagages de fugitif déjà

    De l’autre côté

    La frontière est ouverte

    Mais avant

    Ils jetteront tous tes «chez-toi»

    Comme des étoiles par la fenêtre

    Ne reviens plus

    Habite l’inhabité

    Et meurs – 



    [1] Nelly Sachs. Éli suivi de Lettres, Berlin, collection «L’Extrême contemporain», 1989

    [2] Nelly Sachs. «Jetée Ainsi», Partage toi, nuit!, Verdier, 2005, p.169

    [3] Nelly Sachs. «Dans l’océan des minutes», Partage toi, nuit!, Verdier, 2005, p.106

    [4] Nelly Sachs. «Chœur des migrants», Dans les demeures de la mort, Verdier, 1999, p.52

    [5] Nelly Sachs. «Lapidée», En défaillance derrière la paupière, Verdier, 2002, p.100

    [6] Nelly Sachs. «Bannis», Exode et métamorphose, Verdier, 2002, p.123

    [7] Nelly Sachs. «Tu as tes bagages de fugitif déjà» Partage-toi, nuit!, Verdier, 2005, p.204


  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :