• Exil à l’asile : voyage de l’esprit

    Par Émilie Bauduin

    En  1914, le docteur Walter Morgenthaler, spécialisé en psychiatrie, découvre le talent artistique développé à titre de thérapie de l’un de ses patients à l’hôpital de la Waldau, en Suisse. Une œuvre totale de 25 000 pages, où se mêlent dessins, collages, créations littéraires et partitions de musique, voilà l’héritage laissé par Adolf Wölfli, migrateur de l’esprit.

    Interné en 1899 à l’âge de 35 ans pour accusations multiples d’atteintes à la pudeur, Adolf Wölfli montre une nature agitée que seule la présence de crayons à colorier (et de tabac à chiquer) semble apaiser. Ce n’est pourtant qu’une fois admis à l’hôpital de la Waldau que l’homme se prête à une démarche artistique, écrivant, dessinant et composant bon nombre de partitions musicales aujourd’hui disponibles dans de nombreux musées, dont le Musée de la Collection de l’Art Brut de Lausanne et le City Gallery de Prague.

    Antécédents de la folie

    Ayant eu une enfance difficile, son père alcoolique l’ayant abandonné à l’âge de 7 ans et sa mère l’ayant placé dans diverses maisons pour qu’il travaille à titre de chevrier et de valet de ferme, Adolf Wölfli connaît, tout au long de sa vie, de nombreux échecs, notamment sur le plan amoureux. Il développe alors des tendances malsaines, et même s’il est arrêté pour ses actes, cela ne l’empêche pas de récidiver à sa sortie de prison.

    Il est alors interné à perpétuité à l’hôpital psychiatrique, où il laissera place à sa pensée créative, comme si seul un isolement, seule une transformation de son esprit rationnel vers un univers imaginaire provenant de sa démence pouvait donner vie à son art. Le 15 mars 1913, on écrit dans son dossier de psychiatrie qu’il « use un crayon par jour ». Privé des moyens pour dessiner, composer ou écrire, Adolf Wölfli  « prétend que le manque de papier est pour lui une véritable misère; il furète dans toute la maison et frappe à chaque porte accessible pour mendier du papier. […]II prétend travailler à une très grande œuvre, à quelque chose d'éminemment important et d'infiniment précieux [1] ».

    Son œuvre, à l’époque conservée et étudiée par son psychiatre, sera admirée par les surréalistes et les adeptes de l’art brut.

    Démence et art : paroxysme de la transformation

    En effet, la démarche artistique des patients internés en asiles ou dans les hôpitaux psychiatriques sera grandement recherchée par les amateurs d’art nouveau  comme Jean Dubuffet, Michel Thévoz et même, André Breton, principal fondateur du mouvement surréaliste, dans les années 1920 à 1970. Le caractère isolé, et dès lors, indemne d’influences extérieures des artistes atteints de troubles psychiatriques intéresse la communauté artistique, de laquelle émergera en 1976 la Collection de l’Art Brut à Lausanne, en Suisse, donnant par le fait même naissance de façon officielle au mouvement de l’art brut.

    Le nom de Wölfli s’inscrit  donc dans la liste d’auteurs de cette collection, on le présente même souvent comme étant l’étendard de l’art brut, vu sa démarche innovatrice et impulsive. Sa biographie imaginaire, par exemple, est écrite en 3 volets dans lesquels les évènements, malgré leurs dates fictives et quelques modifications, correspondent à la biographie réelle de Wölfli. De plus, des déformations souvent volontaires de l’orthographe, l’ajout de mots inventés et des jeux de répétitions de voyelles ou de consonnes créent un texte difficile à traduire dans une langue comme le français, rappelant le travail de Claude Gauvreau et sa poésie déjantée. Le poète a lui aussi séjourné à l’asile une bonne partie de sa vie. Adolf Wöfli n’est donc pas le seul à avoir expérimenté avec l’écriture. Le Musée de Prague présentait notamment, dans son exposition sur l’œuvre de l’artiste, un extrait en anglais où certains mots se sont montrés intraduisibles: « If you want to, my child, then Chirre: It's truly naught, but Schmirre: Yes, I'm blacker than the chim­ney: And if you want, then girre[2] ». Ses dessins présentent de nombreux sujets : fleurs, fraises, oiseaux, fruits, etc. Toutefois, ceux-ci sont inévitablement gigantesques, et il leur arrive de parler et de marcher comme des êtres humains dans les croquis de Wölfli. Pour ce qui est de sa composition musicale, il use d’un code qui lui est propre pour inscrire, au travers de ses dessins et de ses notes, des mélodies diverses.

    Absence de limites, les avantages de la folie

    L’art brut étudie  le changement psychologique des artistes internés qui, comme Adolf Wölfli, découvrent un univers nouveau par leurs visions, voire hallucinations, et qui le présente par le biais de productions artistiques. Le mouvement cherche toutefois à ne pas limiter sa définition à « l’art des fous », mais encourage plutôt la population à voir sa collection comme un regroupement d’œuvres appartenant à « des marginaux réfractaires au dressage éducatif et au conditionnement culturel, retranchés dans une position d’esprit rebelle à toute norme et à toute valeur collective. [3] »

    Les artistes internés, passant d’une société critique influençant grandement les démarches des artistes en général à un monde fermé et exempt de toute influence, se voient donc libres dans leur création, de laquelle ne ressort qu’une invention (et non pas une copie ou une imitation d’une chose), soit leur propre vision du monde, un monde bien souvent imaginaire chez les patients des asiles. L’internement permet cette liberté à ceux qui le connaissent, puisque leur état mental est considéré, dès leur entrée en institut psychiatrique, comme hors-norme et marginal. Ainsi, la migration de l’esprit d’un être bien-pensant vers un état de démence provoque, dans le meilleur des cas, une production artistique riche et inédite, comme ce fut le cas avec le patient dévoué à la création qu’était Adolf Wölfli.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     



    [1] Elka Spoerri. EICHER, Isabelle, Présentation chronologique de la vie et de l’œuvre d'Adolf Wölfli,

     « Adolf Wölfli », catalogue d’exposition, Berne,1976.

    [2] Adolf Wölfli. From the Cr­a­cle to the Grave,Berne 1912.

    [3] Michel Thévoz. Définition de l’art brut. [en ligne]. <http://www.artbrut.ch/fr/21006/definitions-art-brut> (consulté le 6 février 2014).


  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :